« Que dites-vous ? C’est inutile ? Je le sais ! Mais on ne se bat pas dans l’espoir du succès ! Non ! Non, c’est bien plus beau lorsque c’est inutile », s’exclamait Cyrano avant de mourir, en parlant des combats perdus d’avance. Jolie Bobine vous invite à explorer les affres de la passion amoureuse au cinéma.
Le conflit, souffle vital Le deuxième long-métrage de Rebecca Zlotowski, Grand Central, sort en salles aujourd’hui. C’est l’histoire d’un amour toxique : celui qui lie Gary (Tahar Rahim) et Karole (Léa Seydoux). En toile de fond inattendue, la centrale nucléaire où Gary vient d’être embauché. La réalisatrice de Belle Épine met ingénieusement en parallèle l’amour de Gary pour Karole et le danger omniprésent qui le menace, alors qu’il accumule les « doses » radioactives dans son organisme. Évidemment, leur relation est impossible. L’amour au cinéma, dans les drames comme dans les comédies, n’est d’ailleurs fascinant que lorsqu’il est impossible ou, plus précisément, lorsqu’il est conflictuel.
« Les gens heureux n’ont pas d’histoire », écrivait Simone de Beauvoir. Au cinéma, lorsque les personnages sont heureux, on représente souvent ce bonheur (qui est la plupart du temps de courte durée) par un petit montage musical, comme pour s’en débarrasser. L’histoire c’est le conflit.
La passion est intéressante, l’amour est ennuyeux. Woody Allen illustre parfaitement cette idée dans Annie Hall, lorsque le personnage d’Isaac, perturbé par sa relation chaotique avec Annie, arrête les gens dans la rue pour leur demander conseil. Il finit par croiser un jeune couple a priori bien sous tous rapports, et leur demande quel est le secret de leur bonheur. La femme répond : « Je suis très creuse et je n’ai rien à dire du tout » et l’homme renchérit, « Et moi je suis exactement pareil ». Isaac repart, interloqué. L’amour, ou plutôt le bonheur en amour ne serait-il envisageable que lorsque les personnalités ne s’entrechoquent pas ?
Et cela ne serait-il donc possible que lorsque des gens creux et ennuyeux se trouveraient enfin ? Woody Allen exagère comiquement le trait, mais l’idée est bien là. Il conclut d’ailleurs son film avec une blague notoire sur la folie et l’absolue nécessité des relations humaines. Des téléfilms aux chefs-d’œuvre du septième art, le bonheur est ce après quoi l’on aspire mais que l’on se garde bien de trouver. Dans la vie comme dans les films, l’ennui guette toujours.
Un film comme Les Bien-Aimés de Christophe Honoré illustre la question d’une autre manière. Madeleine (Ludivine Sagnier puis Catherine Deneuve) hésite toute sa vie entre Jaromil (Rasha Bukvic puis Milos Forman) et François Gouriot (Guillaume Denaiffe puis Michel Delpech), c’est-à-dire entre une relation fougueuse et instable et une relation tranquille mais ennuyeuse. Elle ne choisira jamais. Sa vie sera une oscillation constante, une malédiction du non-choix. Sa fille Vera (Chiara Mastroianni) fait face à un autre problème par la suite : elle préfère au doux Clément (Louis Garrel) la fuite en avant vers Henderson (Paul Schneider), un homme qui ne peut rien lui donner. La fille et la mère se retrouvent toutes deux dans une impasse, révélant peut-être la conception de l’amour du cinéaste. Dans Les Biens-Aimés, le choix n’est envisageable que dans la mort… À peine effleuré, le bonheur s’en va. « Pour un été, combien d’hivers ? » s’interrogent les personnages dans une des chansons.
L’histoire d’amour par excellence, Roméo et Juliette, narre elle-même une impasse. Le fondement est donc là dès le départ : l’histoire d’amour en dramaturgie (dans les drames comme dans les comédies) ne peut s’épanouir que dans les plus mauvaises des circonstances. Dès les premières minutes de leur rencontre, Roméo et Juliette savent qu’ils seront la perte l’un de l’autre. Pourtant, ils se jettent à corps perdu dans cette passion, tout en sachant pertinemment qu’elle ne pourra déboucher sur rien, excepté la mort. « C’est bien plus beau lorsque c’est impossible », aurait pu s’écrier Cyrano. Juliette aurait pu en effet se contenter du fade Pâris, qui avait les faveurs de sa famille, mais choisit justement l’homme qui lui est interdit entre tous. Le coup de foudre, réputé si inéluctable, ne serait-il pas après tout un choix teinté de masochisme ? Quel serait en effet l’intérêt de conter une histoire sans romance interdite sous un balcon ? Les récits de bonheur bourgeois dans des salons ne finissent jamais bien. La quiétude tranquille des foyers renvoie l’inconscient collectif à l’étouffement d’une Madame Bovary, ou plus généralement aux histoires d’adultère. Pour citer Sacha Guitry : « Une comédie qui finit par un mariage, c’est une tragédie qui commence. »
Quand un couple est réuni au cinéma, le film se termine. C’est l’happy end classique, et l’happy end est ennuyeux – en comédie comme en tragédie. Le mot « fin » vient s’imprimer sur l’écran en vitesse et le générique s’empresse de défiler. Personne n’a envie d’être témoin du bonheur. Ce qui intéresse, c’est la course, c’est la tension vers quelque chose, aussi bien dans Brokeback Mountain que dans Coup de foudre à Notting Hill ou Quand Harry rencontre Sally. Le bonheur se pose alors comme l’encéphalogramme plat de la narration. C’est le lapin blanc après lequel court Alice. C’est Godot que l’on attend, sans qu’il n’arrive. C’est l’Arlésienne de toute histoire d’amour.
Le cinéma est un désir Le cinéma est un désir et un désir est par nature insatisfait, c’est une distance. La dialectique du désir remonte jusqu’aux mythes grecs. La sociologue Eva Illouz met en miroir deux mythes. Tout d’abord, le mythe de Midas, roi qui se voit damné dès lors que son désir le plus profond est assouvi : tout ce qu’il touche se transforme en or et il est désormais perdu. À ce mythe répond l’histoire fameuse de Tantale, héros condamné par les dieux à rester sous un arbre dont les fruits s’éloignent dès qu’il essaie de les atteindre, et au bord d’un lac dont l’eau se retire dès qu’il désire la boire. Tantale est l’opposé de Midas car ses désirs ne sont jamais assouvis. Il est pourtant, comme Midas, voué à la perte. Eva Illouz explique dans un de ses articles : « Mis en regard, ces deux mythes illustrent ce que le désir a d’impossible. Qu’il soit assouvi ou frustré, le désir est toujours voué à l’échec. Par définition, il consiste en effet à vouloir attraper un objet qui se trouve à portée de main et qui pourtant nous échappe. Peu importe que le désir soit ou non assouvi : dans tous les cas, il manque sa cible. »
En quelques plans, certains films exemplifient tout ce que le désir assouvi possède de redoutable. Dans Like Crazy, merveilleux film indépendant américain réalisé par Drake Doremus, Jacob (Anton Yelchin) et Anna (Felicity Jones) vivent une relation longue distance à l’intensité rare.
Il vit aux États-Unis, elle vit à Londres, et leur amourette s’est vue brisée par l’expiration d’un visa. Tout le film narre leur course l’un vers l’autre, de disputes en rendez-vous manqués, de larmes en retrouvailles passionnées. La fin, lorsqu’ils sont enfin réunis, brise le cœur. En quelques plans, ils deviennent adultes. Leur vie ensemble est possible et les ennuie d’avance. Anna quitte le plan comme elle quitterait des illusions, laissant Jacob seul avec des souvenirs et face à une nouvelle réalité. Ollivier Pourriol, dans son livre Vertiges du désir, rappelle ce que dit Aristophane dans Le Banquet de Platon : à l’origine, Zeus aurait coupé l’homme en deux pour le punir, et ce dernier serait contraint de passer sa vie à chercher son autre moitié… « Aimer, c’est manquer de la moitié qu’on a perdue, et qu’on s’efforce de retrouver. Le manque serait ainsi au cœur du désir, et les retrouvailles avec l’autre un rêve condamné d’avance » écrit Pourriol. Il n’est pas si étrange alors de constater que beaucoup d’amours impossibles finissent dans la mort, comme suite logique de l’inéluctabilité d’un sentiment trop fort. Dans La Femme d’à côté de Truffaut, l’un des plus beaux films sur l’adultère, cette constatation est répétée comme un leitmotiv, « Ni avec toi ni sans toi ». Deux anciens amants, ayant chacun fondé une famille, se retrouvent voisins. Leur histoire reprend. Devant eux, le précipice. Mathilde (Fanny Ardant) et Bernard (Gérard Depardieu) ont dans leurs yeux les reflets de leur destin tragique. Le regard troublant et si noir de Fanny Ardant est comme annonciateur de ce qui va suivre. Le film monte inexorablement en puissance.
Sensuel et sans suite Un film comme In the mood for love, époustouflant chef-d’œuvre de Wong Kar-wai, étire quant à lui le désir jusqu’à l’épure. Le cinéma et le désir se conjuguent ensemble en doux ralentis, en mouvements fluides. Témoins de la relation extraconjugale qu’entretiennent ensemble leurs époux respectifs, M. Chow et Mme Chan lient une relation forte et fondée sur une attirance mutuelle jamais consommée. Les ébats de leurs conjoints restent hors-champ. Ce qui intéresse Wong Kar-wai, c’est le désir. C’est le presque. C’est l’effleurement de deux bras lors d’une descente d’escaliers.
Sur la route de Madison, autre très bel exemple d’amour impossible, exemplifie bien la force d’un désir passager, qui trouve toute sa beauté dans son caractère éphémère. Francesca (Meryl Streep), tombe amoureuse de Robert Kincaid, un photographe de passage (Clint Eastwood). Les moments fugaces sont filmés comme des instants d’infini. Bien plus qu’un film sur l’adultère, Sur la route de Madison filme le passage d’un sentiment, une parenthèse. Le retour imminent du mari de Francesca, minutant leurs moments ensemble, prend des allures de chronomètre invisible.
Christine, consciente qu’elle n’est pas en mesure d’apporter un fantasme exotique au domicile conjugal, revêt des habits traditionnels japonais dans une séquence émouvante. Son maquillage blanc brouillé par ses larmes, Christine essaie dans cette scène cruelle de reconquérir l’imaginaire d’Antoine, de le ramener au désir… Pourtant, le quotidien avec Kyoko, Antoine s’en rendra compte bien vite, est d’un ennui mortel. Dans le registre de la comédie cette fois-ci, Truffaut expose la jalousie et les relations extraconjugales. Si Bernard et Mathilde, les amants torturés de La Femme d’à côté, n’auront jamais connu l’ennui, c’est bien parce qu’ils n’auront pas partagé un quotidien mais des chambres d’hôtel. Le quotidien d’Antoine Doinel avec sa maîtresse devient aussi ordinaire que sa vie avec sa femme. Au lieu de s’attarder dans la vie d’Antoine, Kyoko aurait peut-être mieux fait de repartir très loin et très vite, restant ainsi pour le jeune homme un obscur objet de désir…
De la douceur fugace des étreintes de Francesca et Robert aux effleurements au ralenti de M. Chow et Mme Chan, de la mort tragique de Roméo et Juliette au danger radioactif permanent qui entoure Gary et Karole, il n’y a décidément pas d’amour heureux au cinéma, et c’est tant mieux. Les grandes histoires sont toujours préférables aux petits montages.
Préparez vos mouchoirs : quelques merveilleux films
Casque d’or(Jacques Becker) ; Les Enfants du paradis(Marcel Carné) Il était une fois en Amérique(Sergio Leone) ; L’Histoire d’Adèle H.(François Truffaut) ; Le Dernier Métro(François Truffaut) ; Bright star (Jane Campion) ; Les Noces rebelles(Sam Mendès) ; Rocco et ses frères(Luchino Visconti) ; Jeux d’enfants(Yann Samuell) ; Hôtel des Amériques(André Téchiné) ; Parle avec elle(Pedro Almodovar) ; Out of Africa(Sydney Pollack) ; Le Temps de l’innocence(Martin Scorsese) ; 5 x 2(François Ozon) ; All the real girls(David Gordon Green) ; Blue valentine(Derek Cianfrance) ; Le Temps de l’aventure (Jérôme Bonnell).
Le conflit, souffle vital Le deuxième long-métrage de Rebecca Zlotowski, Grand Central, sort en salles aujourd’hui. C’est l’histoire d’un amour toxique : celui qui lie Gary (Tahar Rahim) et Karole (Léa Seydoux). En toile de fond inattendue, la centrale nucléaire où Gary vient d’être embauché. La réalisatrice de Belle Épine met ingénieusement en parallèle l’amour de Gary pour Karole et le danger omniprésent qui le menace, alors qu’il accumule les « doses » radioactives dans son organisme. Évidemment, leur relation est impossible. L’amour au cinéma, dans les drames comme dans les comédies, n’est d’ailleurs fascinant que lorsqu’il est impossible ou, plus précisément, lorsqu’il est conflictuel.
« Les gens heureux n’ont pas d’histoire », écrivait Simone de Beauvoir. Au cinéma, lorsque les personnages sont heureux, on représente souvent ce bonheur (qui est la plupart du temps de courte durée) par un petit montage musical, comme pour s’en débarrasser. L’histoire c’est le conflit.
La passion est intéressante, l’amour est ennuyeux. Woody Allen illustre parfaitement cette idée dans Annie Hall, lorsque le personnage d’Isaac, perturbé par sa relation chaotique avec Annie, arrête les gens dans la rue pour leur demander conseil. Il finit par croiser un jeune couple a priori bien sous tous rapports, et leur demande quel est le secret de leur bonheur. La femme répond : « Je suis très creuse et je n’ai rien à dire du tout » et l’homme renchérit, « Et moi je suis exactement pareil ». Isaac repart, interloqué. L’amour, ou plutôt le bonheur en amour ne serait-il envisageable que lorsque les personnalités ne s’entrechoquent pas ?
Et cela ne serait-il donc possible que lorsque des gens creux et ennuyeux se trouveraient enfin ? Woody Allen exagère comiquement le trait, mais l’idée est bien là. Il conclut d’ailleurs son film avec une blague notoire sur la folie et l’absolue nécessité des relations humaines. Des téléfilms aux chefs-d’œuvre du septième art, le bonheur est ce après quoi l’on aspire mais que l’on se garde bien de trouver. Dans la vie comme dans les films, l’ennui guette toujours.
Un film comme Les Bien-Aimés de Christophe Honoré illustre la question d’une autre manière. Madeleine (Ludivine Sagnier puis Catherine Deneuve) hésite toute sa vie entre Jaromil (Rasha Bukvic puis Milos Forman) et François Gouriot (Guillaume Denaiffe puis Michel Delpech), c’est-à-dire entre une relation fougueuse et instable et une relation tranquille mais ennuyeuse. Elle ne choisira jamais. Sa vie sera une oscillation constante, une malédiction du non-choix. Sa fille Vera (Chiara Mastroianni) fait face à un autre problème par la suite : elle préfère au doux Clément (Louis Garrel) la fuite en avant vers Henderson (Paul Schneider), un homme qui ne peut rien lui donner. La fille et la mère se retrouvent toutes deux dans une impasse, révélant peut-être la conception de l’amour du cinéaste. Dans Les Biens-Aimés, le choix n’est envisageable que dans la mort… À peine effleuré, le bonheur s’en va. « Pour un été, combien d’hivers ? » s’interrogent les personnages dans une des chansons.
L’histoire d’amour par excellence, Roméo et Juliette, narre elle-même une impasse. Le fondement est donc là dès le départ : l’histoire d’amour en dramaturgie (dans les drames comme dans les comédies) ne peut s’épanouir que dans les plus mauvaises des circonstances. Dès les premières minutes de leur rencontre, Roméo et Juliette savent qu’ils seront la perte l’un de l’autre. Pourtant, ils se jettent à corps perdu dans cette passion, tout en sachant pertinemment qu’elle ne pourra déboucher sur rien, excepté la mort. « C’est bien plus beau lorsque c’est impossible », aurait pu s’écrier Cyrano. Juliette aurait pu en effet se contenter du fade Pâris, qui avait les faveurs de sa famille, mais choisit justement l’homme qui lui est interdit entre tous. Le coup de foudre, réputé si inéluctable, ne serait-il pas après tout un choix teinté de masochisme ? Quel serait en effet l’intérêt de conter une histoire sans romance interdite sous un balcon ? Les récits de bonheur bourgeois dans des salons ne finissent jamais bien. La quiétude tranquille des foyers renvoie l’inconscient collectif à l’étouffement d’une Madame Bovary, ou plus généralement aux histoires d’adultère. Pour citer Sacha Guitry : « Une comédie qui finit par un mariage, c’est une tragédie qui commence. »
Quand un couple est réuni au cinéma, le film se termine. C’est l’happy end classique, et l’happy end est ennuyeux – en comédie comme en tragédie. Le mot « fin » vient s’imprimer sur l’écran en vitesse et le générique s’empresse de défiler. Personne n’a envie d’être témoin du bonheur. Ce qui intéresse, c’est la course, c’est la tension vers quelque chose, aussi bien dans Brokeback Mountain que dans Coup de foudre à Notting Hill ou Quand Harry rencontre Sally. Le bonheur se pose alors comme l’encéphalogramme plat de la narration. C’est le lapin blanc après lequel court Alice. C’est Godot que l’on attend, sans qu’il n’arrive. C’est l’Arlésienne de toute histoire d’amour.
Le cinéma est un désir Le cinéma est un désir et un désir est par nature insatisfait, c’est une distance. La dialectique du désir remonte jusqu’aux mythes grecs. La sociologue Eva Illouz met en miroir deux mythes. Tout d’abord, le mythe de Midas, roi qui se voit damné dès lors que son désir le plus profond est assouvi : tout ce qu’il touche se transforme en or et il est désormais perdu. À ce mythe répond l’histoire fameuse de Tantale, héros condamné par les dieux à rester sous un arbre dont les fruits s’éloignent dès qu’il essaie de les atteindre, et au bord d’un lac dont l’eau se retire dès qu’il désire la boire. Tantale est l’opposé de Midas car ses désirs ne sont jamais assouvis. Il est pourtant, comme Midas, voué à la perte. Eva Illouz explique dans un de ses articles : « Mis en regard, ces deux mythes illustrent ce que le désir a d’impossible. Qu’il soit assouvi ou frustré, le désir est toujours voué à l’échec. Par définition, il consiste en effet à vouloir attraper un objet qui se trouve à portée de main et qui pourtant nous échappe. Peu importe que le désir soit ou non assouvi : dans tous les cas, il manque sa cible. »
En quelques plans, certains films exemplifient tout ce que le désir assouvi possède de redoutable. Dans Like Crazy, merveilleux film indépendant américain réalisé par Drake Doremus, Jacob (Anton Yelchin) et Anna (Felicity Jones) vivent une relation longue distance à l’intensité rare.
Il vit aux États-Unis, elle vit à Londres, et leur amourette s’est vue brisée par l’expiration d’un visa. Tout le film narre leur course l’un vers l’autre, de disputes en rendez-vous manqués, de larmes en retrouvailles passionnées. La fin, lorsqu’ils sont enfin réunis, brise le cœur. En quelques plans, ils deviennent adultes. Leur vie ensemble est possible et les ennuie d’avance. Anna quitte le plan comme elle quitterait des illusions, laissant Jacob seul avec des souvenirs et face à une nouvelle réalité. Ollivier Pourriol, dans son livre Vertiges du désir, rappelle ce que dit Aristophane dans Le Banquet de Platon : à l’origine, Zeus aurait coupé l’homme en deux pour le punir, et ce dernier serait contraint de passer sa vie à chercher son autre moitié… « Aimer, c’est manquer de la moitié qu’on a perdue, et qu’on s’efforce de retrouver. Le manque serait ainsi au cœur du désir, et les retrouvailles avec l’autre un rêve condamné d’avance » écrit Pourriol. Il n’est pas si étrange alors de constater que beaucoup d’amours impossibles finissent dans la mort, comme suite logique de l’inéluctabilité d’un sentiment trop fort. Dans La Femme d’à côté de Truffaut, l’un des plus beaux films sur l’adultère, cette constatation est répétée comme un leitmotiv, « Ni avec toi ni sans toi ». Deux anciens amants, ayant chacun fondé une famille, se retrouvent voisins. Leur histoire reprend. Devant eux, le précipice. Mathilde (Fanny Ardant) et Bernard (Gérard Depardieu) ont dans leurs yeux les reflets de leur destin tragique. Le regard troublant et si noir de Fanny Ardant est comme annonciateur de ce qui va suivre. Le film monte inexorablement en puissance.
Sensuel et sans suite Un film comme In the mood for love, époustouflant chef-d’œuvre de Wong Kar-wai, étire quant à lui le désir jusqu’à l’épure. Le cinéma et le désir se conjuguent ensemble en doux ralentis, en mouvements fluides. Témoins de la relation extraconjugale qu’entretiennent ensemble leurs époux respectifs, M. Chow et Mme Chan lient une relation forte et fondée sur une attirance mutuelle jamais consommée. Les ébats de leurs conjoints restent hors-champ. Ce qui intéresse Wong Kar-wai, c’est le désir. C’est le presque. C’est l’effleurement de deux bras lors d’une descente d’escaliers.
Sur la route de Madison, autre très bel exemple d’amour impossible, exemplifie bien la force d’un désir passager, qui trouve toute sa beauté dans son caractère éphémère. Francesca (Meryl Streep), tombe amoureuse de Robert Kincaid, un photographe de passage (Clint Eastwood). Les moments fugaces sont filmés comme des instants d’infini. Bien plus qu’un film sur l’adultère, Sur la route de Madison filme le passage d’un sentiment, une parenthèse. Le retour imminent du mari de Francesca, minutant leurs moments ensemble, prend des allures de chronomètre invisible.
Christine, consciente qu’elle n’est pas en mesure d’apporter un fantasme exotique au domicile conjugal, revêt des habits traditionnels japonais dans une séquence émouvante. Son maquillage blanc brouillé par ses larmes, Christine essaie dans cette scène cruelle de reconquérir l’imaginaire d’Antoine, de le ramener au désir… Pourtant, le quotidien avec Kyoko, Antoine s’en rendra compte bien vite, est d’un ennui mortel. Dans le registre de la comédie cette fois-ci, Truffaut expose la jalousie et les relations extraconjugales. Si Bernard et Mathilde, les amants torturés de La Femme d’à côté, n’auront jamais connu l’ennui, c’est bien parce qu’ils n’auront pas partagé un quotidien mais des chambres d’hôtel. Le quotidien d’Antoine Doinel avec sa maîtresse devient aussi ordinaire que sa vie avec sa femme. Au lieu de s’attarder dans la vie d’Antoine, Kyoko aurait peut-être mieux fait de repartir très loin et très vite, restant ainsi pour le jeune homme un obscur objet de désir…
De la douceur fugace des étreintes de Francesca et Robert aux effleurements au ralenti de M. Chow et Mme Chan, de la mort tragique de Roméo et Juliette au danger radioactif permanent qui entoure Gary et Karole, il n’y a décidément pas d’amour heureux au cinéma, et c’est tant mieux. Les grandes histoires sont toujours préférables aux petits montages.
Préparez vos mouchoirs : quelques merveilleux films
Casque d’or(Jacques Becker) ; Les Enfants du paradis(Marcel Carné) Il était une fois en Amérique(Sergio Leone) ; L’Histoire d’Adèle H.(François Truffaut) ; Le Dernier Métro(François Truffaut) ; Bright star (Jane Campion) ; Les Noces rebelles(Sam Mendès) ; Rocco et ses frères(Luchino Visconti) ; Jeux d’enfants(Yann Samuell) ; Hôtel des Amériques(André Téchiné) ; Parle avec elle(Pedro Almodovar) ; Out of Africa(Sydney Pollack) ; Le Temps de l’innocence(Martin Scorsese) ; 5 x 2(François Ozon) ; All the real girls(David Gordon Green) ; Blue valentine(Derek Cianfrance) ; Le Temps de l’aventure (Jérôme Bonnell).